dimanche 4 janvier 2009

L'imposteur

Toute ma vie, je n’ai fait que broder. Je ne suis né ni beau ni riche, ni particulièrement intelligent. Je n’ai aucun talent, qu’il soit artistique, manuel ou intellectuel. Et qu’y a-t-il de pire que d’être insignifiant ?

Laid, j’aurais pu compenser en ayant de l’esprit. Avec de l’argent, j’aurais pu m’offrir l’attention de chacun. Talentueux, j’aurais brillé, on m’aurait admiré. Mais je n’ai rien eu à compenser, rien eu pour attirer, rien eu pour briller. Quel manque de veine ! J’ai longtemps été transparent. Invisible, inodore, incolore. Quand j’y repense, je trouve ça presque drôle.

Et puis, quand j’ai eu 23 ans, je suis allé dîner chez des amis de mes parents. Etant insignifiant, je n’avais pas de vie sociale et vivais encore au domicile parental. Ce soir-là, je rencontrai un jeune homme qui changea ma vie. Ce ne fut pas le genre de rencontre auquel vous pensez. Bien que je n’en eusse pas encore beaucoup profité à cette époque, je savais fort bien que j’aimais les femmes.

Ce jeune homme m’a tout de même bouleversé. Au début, comme tout le monde, je fus subjugué par son charme, sa présence, son naturel. Il menait systématiquement la conversation. Il avait toujours une anecdote croustillante à servir. Tout le monde était pendu à ses lèvres. Les hommes, les femmes, les enfants, avaient constamment le regard tourné vers lui. Je tombai dans le panneau comme les autres. Dans mon rôle d’homme invisible, j’étais d’autant plus habitué à écouter, en silence. Il y a un certain confort là-dedans. On peut s’oublier, oublier le regard des autres puisqu’il n’est pas porté sur vous. C’est reposant. Faire des efforts en société est fatiguant. Surtout que les miens n’étaient jamais récompensés.

Alors, au début de cette soirée, je me pris au délice de savourer ces conversations légères, qui ne me demandaient aucun investissement.

Au bout d’un moment, je remarquai une jeune femme particulièrement séduite par notre conteur. Elle était plutôt jolie, plutôt à mon goût. Dans ses yeux brillait du désir pour cet homme. Avec quelques fines histoires, il avait réussi à lui donner le frisson. S’il voulait conclure, il ne lui restait plus qu’à venir la cueillir au terme de la soirée. C’était dans la poche. J’étais jaloux. Il m’avait pourtant charmé aussi. Mais pourquoi était-ce lui qui avait hérité cet aplomb, ce charme ? Pourquoi n’était-ce pas moi ? Qu’avait-il de plus, au fond ?

Tout à coup, je le regardai différemment. Le fait de lui en vouloir fit tomber le masque du type parfait. Et sous ce masque que les autres voyaient encore, j’aperçus un homme ordinaire. Il n’était pas beau. Il était quelconque. Un physique banal transcendé par un discours fabuleux. Mais sans ce discours fabuleux, ç’aurait tout aussi bien pu être moi.

Après cette curieuse découverte, je l’écoutai plus attentivement. Je me rendis compte que tout n’était pas cohérent dans ce qu’il racontait. Il fabulait ! C’était un imposteur, mais de génie. Et s’il y arrivait, je pouvais y arriver, moi aussi.

J’étudiai son comportement toute la soirée. Sa manière de rebondir, de tomber juste, de savoir ce qui exciterait la curiosité. Il avait une imagination extraordinaire, et je crois que j’avais développé la mienne, à force de rêver à ce que je n’avais pas. Il ne me manquait que l’assurance. Son souvenir me l’offrit. Le fait de savoir qu’il avait réussi avec les mêmes armes dont je disposais suffit à me donner confiance.

Travaillant depuis 1 année déjà, je me décidai à quitter la banlieue de mon enfance éteinte, pour la grande ville. Paris. Une nouvelle vie commença.

Je façonnai mon personnage en sortant le soir, dans des bars, où, arrivé seul, je repartais avec des tas d’amis, subjugués par ma vie. Je leur parlais de mon enfance en Inde, de mon adolescence en Russie, où j’étais déjà considéré comme un prodige de l’écriture, de mon expérience de soldat, de mes origines aristocratiques, de mes parents, tantôt anciens espions de guerre, tantôt musiciens renommés. J’inventais des noms, je réinventais des époques.

Après les amis, vinrent les femmes. Des tas de femmes. Elles étaient mes muses lorsque j’étais artiste, mes nourrices lorsque j’étais meurtri par la vie, mes maîtresses lorsque j’étais séducteur. Je crois que plus d’une se sont douté que je n’étais pas ce que je prétendais. Mais elles restaient, charmées d’avoir été charmées.

Il y a tout de même un inconvénient à tout cela. Mon imposture m’interdisait de m’attacher et d’éprouver des sentiments. Au début, cela me convenait parfaitement. J’avais du temps à rattraper et des femmes à consommer.

Et puis, je me mis tout doucement à vieillir. L’immortalité de mes personnages n’empêchait pas la mortalité de mon être. Au contraire de Dorian Gray, ce n’était pas le portrait que j’avais peint des années plus tôt qui se fanait, mais bien mon visage. Et même si mon charme ne tarissait pas, et qu’autour de moi grouillaient encore des disciples, lorsque je regardais ma vie en face je n’y voyais que du vide. Je n’avais pas créé de famille, je n’avais pas de vrais amis, je n’aurai pas une bonne retraite, et je mourrai seul.

Peut-être à cause de tout ça, un jour, ce qui ne pouvait se produire se produisit. Je tombai amoureux. Au début, Odette fut séduite, comme les autres. Je lui parlai de mille vies que j’avais vécues. Et puis, sans comprendre vraiment pourquoi, là où je m’éloignais naturellement des femmes au bout d’un moment, auprès d’elle je restai. Finalement, c’est moi qui suis tombé sous son charme, bien plus qu’elle. Elle, elle s’est amouraché d’un personnage fantasque et facile à aimer. Mais moi, j’aime Odette, pour ce qu’elle est.

Aujourd’hui, j’ai 63 ans. Quarante ans que dure cette mascarade.

Dans ma poche se trouve une bague, pour Odette. Je suis devant chez elle depuis 40 minutes. Pour elle, aujourd’hui, je suis prêt à abandonner toutes mes histoires, pour qu’elle puisse m’aimer tel que je suis vraiment. Mais m’aimera-t-elle ? Aimera-t-elle le jeune homme que j’ai moi-même abandonné sur le bord de la route il y a si longtemps ? Aimera-t-elle cet homme insignifiant, insipide, inodore, incolore ? Acceptera-t-elle cette ombre du type merveilleux qu’elle a connu ? Me pardonnera-t-elle de lui avoir menti pendant 2 ans ?

Mais au fond, je ne suis pas un menteur. J’ai juste passé ma vie à l’imaginer.